Le Monde : Le "French Dream" d'Audrey et Mika, analyse de StopCensure

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Charlies_lost

il y a un mois

https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2025/02/16/ils-ne-font-rien-ils-ne-produisent-rien-le-french-dreamer-cet-archetype-du-francais-moyen-raille-sur-les-reseaux_6549631_4497916.html

Devant une table tapissée de bouteilles de soda et d'emballages vides, une jeune fille en surpoids danse au son de la télé. Face caméra, une mère de famille déballe ses courses E.Leclerc, se félicite d'avoir profité d'une promotion et confie qu'elle testera ce soir le parmentier de porc surgelé de la marque de grande surface Eco+. Dans une autre vidéo, des saucisses grillent au barbecue tandis qu'en arrière-plan un bébé pousse des cris perçants. Diffusées sur YouTube ou TikTok, ces scènes portent un nom : le « French Dream », pendant peu reluisant de l'American Dream.

Apparue sur la plateforme Jeuxvideo.com, l'expression « French Dream » désigne la vie archétypale du Français moyen, incarné par des internautes partageant en ligne des idées de décoration ou des menus de Noël dans une lumière peu flatteuse et un cadrage maladroit. Loin d'imaginer les moqueries qu'ils attirent à l'autre bout d'Internet, les « French Dreamers » publient leurs contenus en toute innocence.

« Un French Dreamer est un membre de la classe moyenne française (ou inférieure). (…) Sans ambition particulière, il est employé dans un métier ni valorisant ni enrichissant. Rapidement coincé dans une routine consistant à travailler trente-cinq heures par semaine avec une à trois heures de transports par jour pour se rendre au travail. Marié à une femme sans passion ni talent, il vit une vie dénuée d'intérêt, et passe sa vie à rembourser les prêts de son 90 mètres carrés dans une cité pavillonnaire en banlieue d'une métropole », diagnostiquait le forumeur StopCensure en 2019.

La version cauchemardesque d'une France périurbaine méconnue
Depuis, le French Dream fascine autant qu'il révulse un public qui en redemande. En 2021, Jeuxvideo.com érige en figures emblématiques de la mouvance Audrey et Mika, jeune couple normand qui partage sur YouTube sorties au magasin de bricolage et soirées crêpes. Le couple n'a pas souhaité répondre au Monde. Avec délectation, des internautes volontiers misogynes guettent chaque nouvelle vidéo, surnomment le couple « Magalie et Mickey », produisent des mèmes, et compatissent pour le jeune homme, coincé, selon eux, dans une routine médiocre.

« Cela me détend de regarder cette vie de loin, je suis soulagé d'y avoir échappé », explique Damien (le prénom a été modifié), employé d'une petite entreprise toulonnaise. A 23 ans, il passe chaque semaine plusieurs heures devant des vidéos estampillées French Dream. Pour Erwan (le prénom a également été modifié), chef de chantier de 29 ans, les choses sont moins claires. « Je ne sais pas vraiment pourquoi cela me scotche autant… Je vrille devant ce monde parallèle que j'ai connu dans ma jeunesse. » Parmi les éléments attirant leurs railleries : trajets en RER, piscines gonflables et Buffalo Grill fleurissant en zones interurbaines.

« C'est la “France moche” décrite par Télérama en 2010, le lotissement de maisons de constructeurs d'entrée de gamme, avec la ligne haute tension et l'échangeur, et la zone commerciale. La version caricaturale et cauchemardesque qu'ont certains de la France populaire qu'ils ne connaissent pas toujours », souligne Jean-Laurent Cassely, coauteur de La France sous nos yeux (Seuil, 2021). Une perception non seulement réductrice mais aussi anachronique.

« Les zones pavillonnaires se sont beaucoup transformées. Ralliées par de jeunes milléniaux, elles accueillent souvent bar à bières artisanales et boutique bio à côté du supermarché », précise l'essayiste. Une approximation dans les représentations qui n'est pas fortuite. L'étendard French Dream est suffisamment élastique pour que chacun puisse diriger sa détestation vers la classe sociale de son choix : moyenne ou très précarisée. C'est ce dernier créneau qu'exploite la chaîne YouTube French Dream TV, qui diffuse des compilations de vidéos TikTok montrant des personnes souvent marginalisées, lourdement handicapées, ou souffrant d'addictions et de maladies.

Goûts et dégoûts
« Se jouent ici de vieilles formes de disqualification et de mépris de classe, agissant par des jeux de distinction entre groupes sociaux qui se toisent de haut », explique Elie Guéraut, sociologue et auteur du Déclin de la petite bourgeoisie culturelle (Raisons d'agir, 2023). Une mécanique finement étudiée par le sociologue Norbert Elias (1897-1990), qui décortique les rivalités culturelles entre aristocratie et bourgeoisie aux XVIIe et XVIIIe siècles, et par Pierre Bourdieu (1930-2002) dans La Distinction (Ed. de Minuit, 1979), où est étudiée la manière dont les groupes sociaux se structurent autour de l'expression collective de goûts et dégoûts.

« Le French Dream, c'est la réactualisation du “beauf”, une figure un peu désuète dont les contours flous permettent d'y associer des groupes sociaux assez disparates. Les ménages visés ici vivent principalement dans des espaces non métropolitains, mais recouvrent autant les fractions stabilisées des classes populaires ayant accédé à la propriété pavillonnaire que des fractions très précarisées, vivant des minima sociaux et frappées des stigmates de l'assistanat », précise Elie Guéraut. Ainsi, sur French Dream TV, les bénéficiaires de la CAF et du RSA se voient régulièrement jeter à la tête, dans la section « commentaires », insultes et tomates virtuelles. « Les protagonistes du French Dream et leur public peuvent appartenir à des milieux sociaux très proches, mais déchirés par des dynamiques de distinction forte. Cela passe souvent par la question du travail, servant à se distinguer des oisifs, figure repoussoir dans la France contemporaine », poursuit le sociologue.

Une dissociation entretenue notamment par le vidéaste Loïc MRT, qui, dans la vidéo « Le marathon French Dream », différencie le « bon pauvre » du « mauvais pauvre » : « C'est une question de mentalité… (…) Dreamers, cela peut se résumer comme ça : ils ne cherchent pas à se dépasser, jamais, le moindre effort est difficile (…) Ils ne font rien, ils ne produisent rien », assène le vidéaste à sa communauté.

Nous sommes tous des French Dreamers
Au-delà des jeux de distinction, le French Dream remplit une fonction. « Dans une société capitaliste où l'on exige mise en scène de soi et réussite, le French Dream joue le rôle d'antihéros, en ne répondant à aucun code dans l'espace médiatique traditionnel : ce n'est ni la culture des bobos, autre étiquette éminemment souple, ni celle d'influenceurs clinquants, souligne Fanny Parise, anthropologue et autrice des Enfants gâtés (Payot et Rivages, 2022). En provoquant un décentrement de soi, les protagonistes du French Dream, dont les préoccupations sont les mêmes que les nôtres, nous renvoient par un jeu de miroirs à nos propres modes de vie, ce qui provoque forcément de l'inconfort. »

Sans complexes ni concessions, le French Dream propose des tranches de vie dénuées de la mise en scène de l'ordinaire dans laquelle sont passés maîtres les créateurs de contenu que tant d'internautes envient. Sans filtre, nous sommes tous des French Dreamers.

Laure Coromines