« Cette voiture est formidable, mais je vais la revendre. » Croisé un vendredi soir sur la station de recharge de l'aire de La Réserve (Yonne), sur l'autoroute A6, ce propriétaire d'une Tesla Model 3 blanche, « adepte de la voiture électrique par conviction », laisse libre cours à une colère froide contre Elon Musk. « Entre son soutien à Trump et son espèce de salut nazi, c'est allé crescendo, ces derniers temps. Alors, pas question que je continue, même indirectement, à donner de l'argent à ce personnage dont je ne veux plus entendre parler », déclare-t-il avant de reprendre place, sourcils froncés, derrière le volant, en attendant que sa voiture ait récupéré suffisamment d'autonomie pour continuer sa route vers les sports d'hiver.

S'entretenir avec des propriétaires de Tesla, c'est souvent être pris à témoin d'un conflit intérieur. La marque américaine qui a transformé l'ingrat véhicule électrique en une voiture efficace, chic, moderne et désirable n'inspire plus la fierté, mais une sensation amère où se mêlent culpabilité et ressentiment à l'encontre d'un businessman visionnaire passé du côté obscur pour se transformer en activiste d'extrême droite. C'est un peu comme s'il leur fallait conduire avec Elon Musk installé sur la banquette et occupé à diffuser des infox complotistes sur X. « J'ai acheté une histoire cool - celle d'une marque de voitures pour gens sympas et, c'est vrai, “friqués” -, mais, aujourd'hui, on m'en raconte une toute autre. Celle d'un dangereux extrémiste qui a pété les plombs et dont il faudrait que je finance les délires », s'offusque Raphaël Charton, à la tête d'une société de production et fidèle de la marque depuis sept ans.

Face aux effets délétères qu'exercent les sorties médiatiques de Musk, Fabien Sturni tente tant bien que mal d'allumer un contre-feu en assurant que le très officiel Tesla Owners Club de France (1 100 adhérents revendiqués) qu'il préside « ne fait pas de politique ». C'est un peu court ? « Les propriétaires de Tesla étaient qualifiés de bobos-écolos-gauchistes, et, depuis l'élection de Trump et le geste de Musk à l'investiture, ils sont qualifiés de nazis ou comme étant d'extrême droite. Quel que soit le patron, cela ne me dérange pas de rouler en Tesla », hasarde-t-il.

Entre le constructeur américain et son principal actionnaire - qui n'a cessé de répéter que Tesla n'est pas une marque automobile comme les autres -, le lien, pourtant, est ontologique. Si des grands patrons ont imposé leur figure tutélaire, comme Henry Ford ou Enzo Ferrari, aucune entité automobile n'a été incarnée par un homme portant ses convictions politiques avec une telle appétence pour la provocation.

Difficile revente

A cause des frasques de celui que certains évoquaient il y a peu en l'appelant « Elon », comme s'il s'agissait d'une vieille connaissance, l'amateur de Tesla vit dans la crainte de retrouver sa belle voiture rayée par un anonyme, voire cruellement taguée, comme cela a été le cas dans plusieurs villes des Etats-Unis et d'Europe. A Niort, un septuagénaire se déclarant « contre Elon Musk » a sculpté au tournevis la tôle de deux Tesla sur le parking du centre hospitalier avant d'être interpellé. Aux Lilas (Seine-Saint-Denis), un couple arrêté à un passage piéton à bord de son Model S raconte avoir été gratifié d'un salut nazi par un passant. La voiture a été illico mise en vente. On parle aussi d'une banderole hostile déployée sur l'autoroute A31, en Alsace. Ambiance.

Julien Gérald, « blogueur techno » sur YouTube, est un peu las de devoir se justifier de rouler en Tesla. « “Alors, tu cautionnes ?”, me demandent, mi-figue mi-raisin, les gens de mon entourage », dit-il, en soupirant. « Pour éviter d'être saoulé avec ça », il envisage d'apposer sur son pare-chocs un sticker anti-Musk, message de non-allégeance adopté outre-Atlantique par des conducteurs allergiques à l'idéologie libertarienne du patron. Il pourra, au choix, opter pour « J'ai acheté [ma Tesla] avant de savoir qu'Elon était devenu fou », « J'aime ma voiture, pas le patron » ou « Elon a tué la valeur de revente de ma voiture ». Voire « Elon a mangé mon chat », allusion aux rumeurs racistes reprises par Donald Trump accusant les immigrés haïtiens de cuisiner des animaux domestiques. Des stickers comportant une inscription en français commencent à être proposés à la vente.

En plus d'osciller entre une franche exaspération et un sournois sentiment de culpabilité, les sécessionnistes se sentent pris au piège. Difficile d'envisager de se débarrasser de sa voiture sans autre forme de procès. Le marché de l'occasion étant en petite forme, l'opération coûtera les yeux de la tête. Artificiellement surévaluées dans le cadre des contrats de location longue durée, les valeurs de revente des Tesla ont, en outre, été malmenées par la manie du constructeur de jouer au yo-yo avec le prix-catalogue de ses voitures pour perturber la concurrence, quitte à déstabiliser le marché de l'électrique. « J'ai acheté mon Model Y 49 000 euros fin 2022, mais, début 2023, le tarif a brutalement baissé de près de 10 000 euros. La revendre maintenant, ce serait catastrophique », enrage Eric Cheung, youtubeur spécialisé dans l'automobile.

« Un type qui ne pense qu'à cornériser l'Europe »

En prenant sans prévenir un virage sur l'aile vers l'extrême droite, Musk a pris à contrepied ceux qui avaient cassé leur tirelire pour acquérir une Tesla considérée comme l'expression de leurs convictions environnementales. « Quand j'ai acheté la voiture, je ne me suis pas vraiment posé de questions, car ses positions libertariennes ne me déplaisaient pas, mais, désormais, il n'y a pas un sujet - mais alors pas un seul - sur lequel je partage ses positions », constate Rémi, qui n'a pas souhaité donner son nom, viticulteur en bio à Saint-Pourçain (Allier), qui roule en Model Y depuis un an. L'homme d'affaires américain l'a mis tellement hors de lui qu'il évite même de recharger sa voiture sur un Superchargeur Tesla, pourtant nettement moins cher pour les clients de la marque. Pas un sou pour Elon.

La mise en scène, en août 2024, du dictateur tchétchène Ramzan Kadyrov s'affichant à bord d'un Cybertruck de Tesla customisé d'une mitrailleuse ou l'explosion de ce même modèle, le 1er janvier, devant le Trump Hotel, à Las Vegas (Nevada) auront ajouté à l'aura sulfureuse de la marque.

Agent d'artistes, Franck, qui a requis l'anonymat, avait « très, très envie d'une Tesla, un vrai véhicule écolo » qu'il comptait pieusement conserver au moins sept années, « la durée nécessaire pour qu'un véhicule électrique rembourse sa dette de CO2 », notamment imputable à la fabrication des batteries. Aujourd'hui, il est de moins en moins persuadé d'y parvenir. Outre qu'il « n'a rien en commun avec un type qui ne pense qu'à cornériser l'Europe », il se retrouve victime collatérale de l'effet repoussoir provoqué par le désormais proche collaborateur de Donald Trump. « Franchement, je n'ai pas du tout envie que les comédiens pour lesquels je travaille, des gens qui sont le plus souvent de gauche voire d'extrême gauche, sachent que je me balade en Tesla », s'inquiète-t-il.

Ceux que les saillies du « boss » ne choquent pas outre mesure - il en existe - préfèrent jouer profil bas. « Dans la communauté de la tech, rares sont ceux qui se sont désolidarisés d'Elon Musk. Les pionniers, ceux qui ont acheté les premières Tesla, sont les plus sévères à son encontre, mais les autres ne disent rien, considérant qu'il fait trop partie de la maison pour qu'on lui jette la pierre », observe le youtubeur Julien Gérald. Même en dehors de la communauté des technophiles, les coups d'éclat d'Elon Musk n'entament pas forcément l'aura du leader mondial de la voiture électrique, seule marque étrangère ou presque à pouvoir contester la suprématie chinoise. Bien au contraire.

« A contre-courant »

François, commandant de bord blanchi sous le harnais et propriétaire d'un Model 3 - acquis « hors de toute considération écologique, mais parce que cette voiture est trois à quatre fois moins chère à l'usage qu'un véhicule thermique » -, tient Elon Musk en haute estime. Et, s'il souhaite rester anonyme pour des raisons professionnelles, il l'exprime sans la moindre retenue. « En France, on nourrit une vision biaisée de ce type absolument hors du commun. C'est un personnage qui dispose d'une vision à long terme comme on n'en voit pas tous les siècles, et dont l'Europe, qui s'enlise dans une sorte de politique soviétoïde, ferait bien de s'inspirer », assène-t-il d'une voix posée. « J'ai bien conscience d'avancer à contre-courant, y compris dans mon milieu familial, mais cela ne me dérange aucunement », assure François.

Si la personnalité sulfureuse de l'entrepreneur d'origine sud-africaine échauffe les esprits, c'est peut-être aussi parce qu'il n'est pas facile de rompre avec une marque qui, en moins de dix ans, a fait turbuler le monde de l'automobile et vous a posé comme un avant-gardiste.

Les conducteurs de Tesla en rupture de ban ont un problème : ils adorent le joujou qu'Elon Musk leur a vendu. Son intérieur minimaliste plus proche d'un boudoir high-tech que de l'habitacle d'une automobile, l'immense écran central, la planche de bord dépourvue de boutons, l'autonomie qui peut avoisiner les 500 kilomètres. Sans oublier tous ses gadgets inattendus, du coussin-péteur électronique au « mode sentinelle », une caméra qui enregistre les mouvements autour de la voiture lorsqu'elle se trouve en stationnement.

Même si le succès commercial a effiloché l'esprit communautaire des débuts - certains parlaient de « la secte Tesla » -, un attachement collectif à cette marque, qui s'affranchit de tout investissement publicitaire et inspire une égale détestation aux antivoiture électrique, demeure.

« Il y a des tas de choses agaçantes dans une Tesla, comme l'obligation d'aller pianoter sur l'écran central pour simplement ouvrir la boîte à gants ou la piètre qualité des capteurs de pluie, mais il faut admettre que ce sont des automobiles puissantes, plaisantes à conduire, et qui, en plus, coûtent 3 euros d'électricité aux 100 kilomètres, lorsque l'on se recharge à domicile », résume Patrick, qui n'a pas souhaité donner son nom. Ce pilote de ligne suisse, qui travaille en France et ne porte pas l'homme le plus riche du monde dans son cœur, examinera de très près l'état de la concurrence, lorsqu'il faudra remplacer son Model 3 rouge. « Pour l'instant, je ne vois pas d'autre issue que de prendre sur soi et de mettre de la distance avec tout cela. A moins, bien sûr, qu'après avoir tressé des lauriers à l'AfD en Allemagne, Elon Musk appelle à voter pour Marine Le Pen. Là, j'imagine que ce serait autre chose… »