Wuwei et impermanence : quand la nature ensevelit les empires dans la poésie chinoise

OP
AR

Artemisinine

il y a 2 jours

Contexte : Dynastie Tang (618 - 907), révolte d'An Lushan. Jadis général de la dynastie Tang, An Lushan a déclenché en 755 une rébellion qui a mis l'empire à feu et à sang. Il s'est emparé de la ville de Luoyang puis a marché sur la capitale Chang'an. Cet événement est un traumatisme civilisationnel comparable à ce que la chute de Rome représente pour l'Occident.

Quelques images pour situer l'époque en termes d'architecture et de costumes :
https://image.noelshack.com/fichiers/2025/17/7/1745707835-31405f6e3fa74e7a8b091118b32a4c20.jpeg https://image.noelshack.com/fichiers/2025/17/7/1745742891-img7-1s.jpg https://image.noelshack.com/fichiers/2025/17/7/1745707977-dsc-7321.jpg https://image.noelshack.com/fichiers/2025/17/7/1745708298-img-0519.jpg https://image.noelshack.com/fichiers/2025/17/7/1745742933-img-4577-7dc3202f-d6f5-477f-8c80-e3e7b6944384.jpg

Dans ce contexte, Du Fu, un lettré issu de l'aristocratie confucéenne, nous livre ce magnifique poème, qui décrit l'effondrement de sa civilisation avec une profondeur saisissante :

Regard printanier 春 望 Chun Wàng

國 破 山 河 在 Guó pò shan hé zài
城 春 草 木 深 Chéng chun cao mù shen
感 時 花 濺 淚 Gan shí hua jiàn lèi
恨 別 鳥 驚 心 Hèn bié niao jing xin
烽 火 連 三 月 Feng huo lián san yuè
家 書 抵 萬 金 Jia shu di wàn jin
白 頭 搔 更 短 Bái tóu sao gèng duan
渾 欲 不 勝 簪 Hún yù bù shèng zan

Le pays est en ruines, mais montagnes et rivières demeurent.
La ville est en printemps, les herbes et les arbres s'y épanouissent.
Ému par l'époque, les fleurs m'arrachent des larmes.
Ressentant le deuil avec amertume et douleur, les cris des oiseaux me lacèrent le coeur.
Les feux des tours de guet brûlent, sans trêve depuis trois mois.
Une lettre de ma famille vaut dix mille pièces d'or.
Je me gratte la tête blanchie : mes cheveux se font plus rares.
À peine capables maintenant de tenir une épingle à cheveux.

Dans ce poème, on retrouve une logique de transformation caractéristique de la pensée chinoise issue des influences taoïstes. Ces références sont particulièrement visibles avec l'évocation des cinq éléments chinois et leurs cycles d'engendrement et de domination : l'eau éteint le feu, qui fond le métal, qui tranche le bois, qui retient la terre, qui absorbe l'eau...
https://image.noelshack.com/fichiers/2025/17/7/1745707210-a988c70690aee4a72bb9f6e146430a01.jpg

L'image suivante est particulièrement parlante : le caractère 城 ("ville"), construit avec la clé de la terre et symbole du pouvoir humain, se retrouve vide, envahi par les herbes 草 et les arbres 木, des forces de régénération naturelle. Le mot 深 ("profond") souligne cette idée d'une nature qui reprend inexorablement ses droits. Si on pense aux liens de génération, les larmes des hommes, ironiquement, ne font qu'alimenter cette luxuriance. https://image.noelshack.com/fichiers/2019/38/4/1568881164-jesus-sante.png

Les montagnes et les fleuves, symboles d'éternité dans le taoïsme, survivent à l'orgueil des hommes. La nature, dans son wuwei caractéristique, en se laissant croître, agit sans agir, contrairement aux vaines luttes humaines.
Mais on perçoit aussi une dimension bouddhiste : les fleurs, symboles d'impermanence (anitya), rappellent au poète la souffrance (dukkha) inhérente à l'existence.

Au bout du compte, la civilisation s'écroule tandis que la nature prospère. La fin du poème prend une tonalité mélancolique et presque cynique : le poète, vieilli, sent qu'il part lui aussi - ses cheveux tombent sous le poids des années et du désespoir, comme s'il s'effondrait physiquement à l'image de ce pays qu'il a tant chéri, emporté par les tumultes de l'histoire.

Voilà, c'est une œuvre que je trouve magnifique, dénichée récemment en plongeant dans la culture chinoise. C'est vraiment un univers mental propre, à la fois unique, sublime et immense, que je vous souhaite à tous de découvrir. Comme quoi ça vaut le coup d'apprendre une nouvelle langue pour s'ouvrir à de nouveaux horizons de pensée. https://image.noelshack.com/fichiers/2017/39/3/1506524542-ruth-perplexev2.png

O1

optwitch187

il y a 2 jours

Cool
OP
AR

Artemisinine

il y a 2 jours

Il y a tant à voir dans ce poème. Les caractères chinois en eux mêmes sont des condensés de sens qui décortiqués, dévoilent toute leur lumière comme des joyaux finement taillés.

Par exemple, le mot fleur hua 花 est constitué en haut du radical de l'herbe et en bas du caractère signifiant la transformation (représentation de deux hommes : l'un à l'endroit, l'autre renversé) car la fleur est ce que devient à terme une plante en croissance.
https://image.noelshack.com/fichiers/2025/17/7/1745744042-images-4.png

Lien pour ceux qui s'intéressent à l'étymologie des sinogrammes :
https://kanjiportraits.wordpress.com/tag/the-kanji-%E8%8A%B1/

Symboliquement, le choix du caractère de la fleur est tout à fait approprié pour représenter l'idée bouddhiste du devenir et de la fragilité de la vie humaine. C'est en voyant ces fleurs que les larmes du poète se mettent à couler, ému qu'il est par le souvenir des êtres chers qu'il a perdus. "Tu es poussière et retourneras poussière" une sorte de memento mori si on devait trouver un équivalent chrétien.

OP
AR

Artemisinine

il y a 2 jours

Ce thème de la fleur comme symbole de l'impermanence n'a pas disparu avec les Tang, il est d'ailleurs repris dans la culture populaire est-asiatique aujourd'hui. On le retrouve même dans des mangas, si vous voulez un exemple plus actuel. Je pense notamment à la scène mythique de Saint Seiya, où Shaka, avant de disparaître, prononce des paroles qui font directement écho à cette idée. C'est fascinant de voir comment un symbole vieux de 1 300 ans traverse les siècles et reste aussi parlant, même dans la culture populaire contemporaine.

"Les fleurs bourgeonnent, s'épanouissent et se fanent. Les étoiles naissent dans des explosions cataclysmiques et finissent par s'éteindre. De même, la Terre, notre galaxie ou même notre univers tout entier disparaîtront. Comparé à un tel gigantisme, la vie d'un être humain est bien peu de choses ; son existence est aussi brève qu'un simple battement de cils. En un très court instant, l'être humain vient au monde, il grandit, il apprend, il rit, il souffre, il pleure, il se bat, il hait et il aime tour a tour. Mais toute son existence n'est que transitoire. Au bout du compte, tout est emporté dans ce sommeil éternel qu'est la mort."

https://youtu.be/OIU0sAKsoX4?t=30s