Il faut se garder d'analyser ce genre de propos de façon littérale. Socrate, comme Jésus ou Bouddha, parlait beaucoup en métaphores et lançait exprès des phrases cinglantes pour choquer les sophistes (équivalent grec des pharisiens) de son temps. Le souci de l'herméneutique actuelle (on le constate surtout avec l'interprétation des textes chrétiens), c'est qu'elle ne prend pas en compte le contexte dans lequel tel ou tel propos a été prononcé, donc, de façon ironique, on est toujours dans le littéralisme que l'on reprochait aux anciens exégètes.

Quand Socrate dit ça, il fait allusion aux citoyens aisés d'Athènes qui collectionnaient les ouvrages et se pensaient instruits quand ils avaient une bibliothèque bien fournie, alors qu'ils demeuraient en vérité des argileux. Ce que Socrate veut dire, c'est que la lecture À ELLE SEULE rend bête, si elle n'est pas accompagnée d'une recherche personnelle critique. Cela renvoie aussi à la célèbre phrase de Rabelais : "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme". Cette citation est souvent analysée, à tort, sous un prisme moral (avec de forts points Godwin sous-jacents). Ce que Rabelais veut dire, en vérité, c'est qu'il ne suffit pas d'ingurgiter le savoir selon la méthode médiéval du par cœur, mais qu'il faut le conscientiser, l'accompagner d'une réflexion critique. Il reprend là la réflexion de Socrate et d'autres philosophes antiques. L'aspect abêtissant de la lecture était un vrai sujet de moquerie chez les philosophes antiques. Cinq siècles après Socrate, c'est Lucien de Samosate qui a écrit un pamphlet sur les "bibliomanes ignorantes" (assez drôle, d'ailleurs, et très actuel).

Et effectivement, quelqu'un qui ne fait que lire les autres auteurs et ingurgite leurs idées a en réalité un esprit stérile qui ne peut rien produire lui-même. Beaucoup de profs de philo sont dans ce cas : ils peuvent nous dire presque de tête les citations et les idées précises de tel ou tel philosophe, mais dès lors qu'on leur demande de formuler leur propre philosophie sur un sujet, ils bégaient en ouzbek. Ce sont des experts de la philosophie, pas des philosophes.